23 décembre 2006

Le sens de Noël

Depuis début décembre, mes enfants écoutent en boucle le CD «Michka». Un poignant conte de Noël auquel je m'abreuvais déjà sur 45 tours quand j'étais petite. Ça m'a d'ailleurs presque broyé le cœur d'entendre à nouveau (après 31 ans de silence) la voix du conteur clamer solennellement: «Michka s'en allait dans la neige en tapant des talons.»

Michka, c'est un ours en peluche qui se fait la malle, parce qu'il ne veut «plus jamais être un jouet». Il finit par rencontrer le renne de Noël et l'aide à distribuer les cadeaux. Au bout d'une grisante tournée pleine d'étoiles et de grelots, le renne et Michka arrivent à la «cabane misérable» d'«un petit garçon malade». Et là, «ô renne!», Michka se rend compte que le sac est vide. Alors notre ours prend vaillamment sur lui, va s'asseoir dans une des bottes devant l'âtre. Et redevient jouet. C'est sa bonne action de Noël. Et mes enfants d'appuyer sur replay pour bien prendre la mesure de ce déchirant sacrifice.

«Le petit garçon malade, c'est moi», m'explique l'aîné. «Mais tu n'es pas malade.» «Non, mais j'habite aussi dans une cabane misérable. (L'aîné lève des yeux apitoyés sur nos quatre murs) Alors Michka va venir dans ma botte. (L'aîné chuchote en désignant le cadet) Mais faut pas lui dire. Il croit que c'est lui, le petit garçon malade! (L'aîné plisse les yeux d'un air compréhensif) Passk'il est encore petit. (L'aîné plisse les yeux davantage) S'il est triste, je lui donnerai Michka. (Qui a dit que l'esprit de Noël, c'était de la foutaise?) Mais bon, juste pour une heure.» 

16 décembre 2006

Héros et cacahuètes

Lumi et moi, on s'est retrouvé la semaine dernière autour d'une bière pour un échange de prisonniers: le chapeau Robin des Bois que le cadet avait oublié chez elle contre les 8 DVD que je lui avais empruntés il y a euhh... six mois - en lui promettant de les lui rendre «dans deux semaines maxi». Etant donné mon degré record de télé-addiction, ce retard tient du phénomène inexpliqué.

La première hypothèse pétrie d'autoapitoiement qui m'est venue à l'esprit, ce sont les épuisants impondérables de la vie de famille. Genre: «Quand t'as des enfants, t'es tellement sur les rotules, que t'as même plus le temps ni la force de regarder la télé.» Tu parles! m'a rétorqué mon quotidien. A raison: je passe mes soirées scotchée au poste.

C'est au moment où Lumi et moi tendions nos bols apéritifs vers le serveur pour qu'il les remplisse de cacahuètes, que le véritable motif m'a foudroyée: ce qui m'a empêché de regarder les 8 films de Lumi, c'est précisément le fait que ce sont... des films. Qui par nature bouclent l'affaire en deux heures chrono et dont les personnages ne deviendront jamais mes compagnons parce qu'ils se débinent définitivement à la fin. Cette trahison, mon inconscient s'en accommode de moins en moins depuis qu'il a fait la connaissance de Jack Bauer, de Bree et de tous ces autres exquis série-héros, qui eux, ne sont pas comme ça: qui l'aiment ample, itérative, complexe et qui ne demandent qu'à revenir pour mieux me hanter.

Histoire de faire, dans le paradigme toxico-délice, encore plus fort que la cacahuète.

9 décembre 2006

La magie de l'Avent

Sam et Cora avaient décidé cette année d'initier Tessa et ses 2 ans à la magie de l'Avent. Avec calendrier, couronne, rites archétypaux de la Saint-Nicolas (inventés par eux mais très crédibles dans leur rôle archétypal), biscuits maison, etc. Un programme pétri de frénésie pré-deuxième enfant. Sam et Cora savent en effet, pour avoir observé leurs amis-qui-en-ont-déjà-deux, que dès l'année prochaine, toute velléité de transmettre ces «rites essentiels et fondateurs qui vont au-delà du consumérisme» sera automatiquement frappée du verdict «irréalisable et foutu d'avance».

Mais neuf jours après le lancement de cette effervescence adventique, leur élan bat déjà de l'aile. Motif: Tessa les lessive chaque jour un peu plus, notamment en se réveillant tous les matins à 4 heures pour découvrir ce qui se cache dans la pochette du calendrier (une chose en feutrine difficile à identifier au premier coup d'œil, mais cousue par Cora qui jure avoir suivi à la lettre des indications téléchargées sur le net). Tessa a également passé toute la nuit du 6 au 7 décembre à hurler dans son sommeil, rêvant manifestement qu'elle se faisait manger par le Saint Nicolas aperçu l'après-midi même dans la forêt, lors du fameux «rite archétypal» organisé par ses parents.

Hier, Cora et Sam ont donc décidé de mettre fin à la magie de l'Avent en faisant disparaître la couronne et le calendrier. Et ont offert à Tessa, «en avance pour Noël» (et surtout pour la sauver du désespoir), la ferme aux animaux Duplo. Sans bergers, ni bœuf, ni âne gris. 

2 décembre 2006

Ode à la mandoche

Cette année, novembre a lamentablement échoué dans son identité sinistre: ni averses plombantes qui s'éternisent, ni stratus matinal persistant. Et surtout, cet air doux, écœurant, qui s'est invité sans qu'on lui ait rien demandé: il nous a sabordé toute chance de gelées et a refusé à mon biorythme son comptant de lugubre. Heureusement, comme le réchauffement climatique n'influence pas la marche vers le solstice d'hiver, ça fait trois semaines que nous petit-déjeunons dans le noir, malgré le cerisier en fleurs, ouf!

Il est une autre incontournable qui n'a pas failli au rancart de novembre: la mandarine! Merveilleuse, rebondie, avec son inimitable acidité de début de saison qui vous met tous les récepteurs en folie, Sa Majesté la mandoche qu'on pèle et qu'on gloutonne à longueur de journée, dont le zeste laisse une couche cireuse et amère sur les doigts! Exquise clémentine qui sait vous faire imaginer la neige et qui ne demande qu'à former de savoureux et astringents traits d'union entre les moments-clé d'un long grignotage 100% météo moche: salsiz, Chocmel, panettone et chips paprika.

Mais ce qui fait surtout l'intensité du bonheur mandarinique, c'est qu'il est de courte durée. A Noël au plus tard, les clémentines auront oublié leurs ascendants citronnés pour se faire farineuses et sucrines - façon mois de novembre raté. Qu'à cela ne tienne, on pourra quand même compter sur nos mandoches aux pires moments de l'hystérie natale: par exemple quand on n'a plus que le catalogue Playmobil à lire et des Bruns de Bâle à manger.

25 novembre 2006

L'empreinte éducative

Marion a eu huit ans. Et réclamé à ses parents une «très grande fête d'anniversaire». Inutile de préciser qu'Isabel et Juan n'étaient pas chauds. D'avance ils voyaient le plan: Marion allait inviter une vingtaine de gosses, que leurs parents s'empresseraient de venir déposer chez eux pour se casser vite fait, trop contents d'une pareille aubaine.Ils ont pourtant fini par dire oui à Marion après avoir pris deux décisions majeures: limiter drastiquement le nombre d'invités et, surtout, mettre le paquet pour ne pas laisser «ces parents irresponsables» s'en tirer comme ça. Ils ont donc interminablement retenus les «géniteurs de seconde zone» sur le pas de leur porte en roucolant: «Vous ne voulez pas rester? Allons! Même pas pour le café? Ah, et nous qui comptions tant sur vous! Non? Vous êtes certain?»

Après avoir supplicié les parents, Isabel et Juan ont coiffé les enfants de chapeau turlututu, puis amené le gâteau. Marion a vaillamment soufflé ses bougies, puis elle a clamé à la cantonade avant de se rasseoir: «Et le premier qui dit que le gâteau est pas bon ou qui fait beurk, il va manger sur le balcon!!!»

Isabel et Juan ont cru mourir de honte. Et trouvé «horrible» d'entendre leurs propres mots sortir de la bouche de leur enfant: «C'était tellement... hors contexte éducatif! a gémi Isabel. C'était si odieux, si arbitraire, si... tyrannique!» «Mais heureusement, tous les parents s'étaient débinés, a fait Juan avec soulagement. Eux, c'est sûr, on n'aurait jamais réussi à les amnésier avec les fraises Tagada!» 

18 novembre 2006

Notre pain quotidien

L'aîné me tanne tout le week-end, six fois par jour: «T'oublies pas, Maman, hein? La maîtresse nous a dit d'amener mardi de la pâte à pain pour la matinée en forêt!» A quoi je réponds tout le week-end, six fois par jour: «Je n'oublie pas.» Lundi soir, l'aîné remet ça, façon petit Machiavel: «Maman, je crois que je vais demander à Papa de faire la pâte. Lui, je sais qu'il oublie pas.» A quoi je réponds, piquée au vif par ce «lui» extatique, alors que la pâte à pain fait typiquement partie des choses «scolaires» que le chéri oublie régulièrement: «Je m'en occupe.»

Ouf! Marmaille au lit, le chéri de sortie, à moi la soirée, avec un programme TV au top: la 2 de «Desperate Housewives», suivie de la 2 de «Grey's Anatomy», suivie de la 2 de «Lost», suivie d'une émission sportive sans intérêt (mais ça permet de faire des trucs pour lesquels on n'a jamais le temps, comme se laver les cheveux, s'épiler...), suivie de la 2 de «Dr House», le misanthrope... Suis au plume à minuit moins le quart. M'endors fissa, comblée. N'entends pas le chéri rentrer.

Réveil brutal à 3 heures du matin: je viens de rêver que Bree se faisait opérer par le Dr Shepard avant que Meredith Grey fasse irruption dans la salle d'op avec Kate et Lynette en disant «4, 8, 15, 16, 23, 42». Sursaut horrifié: la pâte à pain! Je fonce à la cuisine. Où le chéri en caleçon est déjà en train de pétrir hargneusement dans le noir. Il pointe un doigt enfariné sur sa poitrine et lâche en plissant les yeux un diagnostic cruel et very Dr House: «Moi, au moins, j'oublie pas!» 

11 novembre 2006

Le casque, up to date

Marc a récemment acheté un like-a-bike à son fils Leo. «C'est beaucoup mieux que le vélo à petites roues, explique volontiers Marc à propos de ce vélo en bois, sans pédales et hautement pédagogique. Ça leur apprend directement à trouver l'équilibre, tu vois?» Et c'est d'ailleurs avec un Leo casqué comme il se doit selon les normes du bpa et filant à toute allure sur son like-a-bike que Marc s'est rendu l'autre jour à la place de jeux de son quartier.

D'habitude, Marc savoure ses entrées en scène entre balançoires et tape-cul, conscient du subtil sex appeal dont rayonne les pères qui s'impliquent. Mais cette fois-là, Marc a surtout senti le regard glacial que les mamans assises sur les bancs du parc lui ont jeté au moment où Leo a jeté de côté son like-a-bike pour allers escalader la tour du supertobogan circulaire. Finalement, l'une de ces mères s'est levée pour aller se planter devant Marc. «Vous êtes total irresponsable ou quoi? lui a-t-elle demandé. Vous savez pas que c'est hyperdangereux de laisser les enfants garder leur casque sur l'aire de jeux? Il y a déjà eu plein d'accidents, mais ça, vous vous en foutez, ce qui compte, c'est de venir frimer avec son pseudo-vélo à 200 balles, hein? C'est tellement plus valorisant que de prendre le temps de décasquer son enfant!»

Elle est repartie aussi sec sans laisser à Marc le temps de répondre. Heureusement Léo a flanqué à cette seconde un solide coup de boule (casqué) dans le ventre de la fille de la mère en colère. Et là, Marc a su qu'il avait bien élevé son fils.

4 novembre 2006

La débauche, mode d'emploi

Chantal et Patrick ont envoyé les jumeaux chez les parents de Chantal pour quelques jours de vacances. Et savouré intensément cette période no-marmaille. Pas seulement pour la liberté retrouvée de gérer leur temps en adulte, de sortir abominablement tard le soir ou de faire des grasses mats coquines. Non, ce que Chantal et Patrick ont savouré par-dessus tout, c'est d'avoir soudain le droit de ne plus être les infaillibles gardiens du juste et du bien: de la nourriture saine, des horaires raisonnables, des loisirs à haute valeur pédagogique, du respect d'autrui et du refus de la dictature des marques.

Eux les pourfendeurs de la mondialisation et de la lobotomisation par les médias, ils se sont monumentalement lâché: en bâfrant des Big Mac à 4 heures du matin, en regardant Star Ac' à la télé, en buvant de l'alcool, en zonant en slip toute la journée, en se payant une paire de Pepe Jeans (pour Chantal) et un manteau Diesel (pour Patrick), en disant beaucoup de mal d'autrui ou en foudroyant du regard les parents d'enfants bruyants (donc mal élevés) aux bains thermaux.

Mais les jumeaux ont eux aussi fait des découvertes. Par exemple qu'il existe au pays de grand-maman et de grand-papa des délices éminemment subversifs, dont on refuse de reconnaître l'existence au pays de maman et de papa: des baskets Spiderman, des hamburgers pour les enfants, de longues émissions de télé devant lesquelles on mange des joujoux-chips... Et surtout, un max d'histoires hilarantes sur maman quand elle était petite et pas sage du tout. 

28 octobre 2006

Kisague-moi un mouton

Certaines personnes ont la popote-révélation à l'achat d'un robot ménager. Pour Lumi, c'est arrivé grâce à un émulsionneur Kisag (qui devait initialement servir à pschhter de la crème fouettée sur des donuts McDo) et à la brochure de recettes qui l'accompagnait. Ce manuel du bon usage du shaker à gaz montrait en effet qu'il suffit de bourrer le Kisag d'ingrédients, de charger la capsule, de secouer et hop, le voilà qui vous pschhhte une mousse au chocolat, une sauce hollandaise...

Littéralement sous le charme, Lumi s'est mise à kisaguer à tire-larigot, encouragée par sa marmaille. La petite Pirkko, par exemple, fait «pssss...» avec ravissement chaque fois que le Kisag lui pschhte de la carotte ou du brocoli en nuage.

Aujourd'hui, Lumi est équipée en pro (cinq modèles) et écume régulièrement le web en quête de recettes. Elle maîtrise la patates-mousseline émulsionnée d'El Bulli et a même quelques créations à son actif: un caviar d'aubergines pschhté, une Kisag-brandade et une carbonara à l'émulsionneur. Bref, elle et les siens mangent désormais à 70% Kisag... au grand dam de Sean, qui n'en peut plus de toutes ces mousseries.

Or comme il a constaté qu'il était vain d'essayer d'intéresser Lumi à une autre technologie culinaire, il ne lui restait plus qu'une issue: lancer une OPA massue sur les fourneaux. Du coup, Sean rentre tous les jours avant 18 heures pour cuisinier (ce qui ne lui était pas arrivé depuis trois ans). Et Lumi sait désormais qu'il lui suffit de dégainer son Kisag pour obtenir de lui ce qu'elle veut. 

21 octobre 2006

Nouvelles du front

Lundi, 20 heures 35. Le chéri, misérablement prostré sur le canapé, a de la fièvre (40,7°C, affirme le thermomètre). La télévision est allumée.

Le chéri (en train de claquer des dents): Claclaclaclac... Claclaclaclac...
Super Nanny (à la télévision): Tu dois réapprendre à faire preuve d'empathie avec tes enfants, à renouer un contact...
Le chéri: Claclaclaclac... C'est ça, ressasse-nous tes banalités de pédagogue à deux balles... Claclaclaclac... Il me faut une couvertu... Umf... couverture... Claclaclaclac... Ah... Je vais crever... Il me faut de l'ibuprofène... Nom de Dieu... Claclaclacla... Ah... Umf... Claclaclaclac... Nos pauvres gosses... Et dire qu'ils ont enduré ça la semaine dernière...Ah... Claclaclaclac... Alors qu'ils sont si petits... Claclaclaclac... C'est épouvantable... Claclaclaclac...
Super Nanny: Tu dois réapprendre te mettre dans leur peau, à descendre à leur niveau...
Le chéri: Ben là, je te garantis que j'y suis à leur niv...Umf... Claclaclaclac... niveau... Peux plus bouger... Claclaclaclac... Vais crever, je te dis...
Super Nanny: Je sais que c'est dur. Mais c'est essentiel aussi que tu saches faire preuve de fermeté: l'adulte, c'est toi.
Le chéri: Là, t'as raison... Mais c'est pas simple... Claclaclaclac...... Comme l'autre jour... Claclaclaclac...Au zoo... Et là... Claclaclaclac... Claclaclaclac...

Mercredi, 17 heures 20. Le chéri est guéri, mais dans le déni: il prétend que ce protocole est un tissus de mensonge et qu'il n'a jamais parlé à Super Nanny dans le poste.

7 octobre 2006

Les vertus du potage

Chantal a récemment gardé Carl, le fils d'Evelyne. Un enfant que Chantal trouve «tout à fait fascinant et prodigieusement mûr pour ses 4 ans». Carl est d'ailleurs tellement mûr que ses contemporains (comme les jumeaux de Chantal) ont parfois l'air à côté de demeurés légers.

Ce jour-là, Chantal avait choisi de mitonner sa légendaire soupe à la courge - dont son mari Patrick raffole et que ses enfants exècrent - curieuse de découvrir la réaction de Carl. Et elle n'a pas été déçue.

Alors que les jumeaux lampaient leur potage, l'air las et dégoûté, Carl a déclaré dès la première cuillerée: «Mmh, Chantal, c'est exquis!» Chantal en a rougi de plaisir. Puis Carl a dit: «C'est intéressant, la courge. Mon grand-père, par exemple, mange du pain aux graines de courge. Pour sa prostate.»

Chantal a acquiescé d'un air pénétré. «Hé oui, a poursuivi Carl. Comme ça, il n'est pas obligé d'aller faire pipi aussi souvent.» Re-acquièscement de Chantal. «Et d'ailleurs, a encore dit Carl, chez les messieurs, le zizi est différent. Il est grand. Et gros.» Chantal a été contrariée de constater que ses fils écoutaient Carl d'un air captivé. «Oui, a ajouté Carl. Grand, gros. Et foncé. D'ailleurs, c'est peut-être dû à la soupe à la courge. Si l'on pense à l'effet de ses graines sur zizi. N'est-ce pas Chantal?»

Chantal a fini son potage avec difficulté - elle avait l'impression de voir des trucs nager dedans. Les jumeaux, en revanche, n'en ont pas laissé une goutte. Et ont quitté la table en murmurant triomphalement: «Grand. Gros. Et foncé.» 

30 septembre 2006

Théorème de géométrie nocturne

2 h 09: P, 3 ans, se redresse à angle droit dans le rectangle simple A (son lit) et gagne en ligne pointillée le rectantgle double B (lit de ses parents), où son père M et sa mère O ronflent faiblement. P s'allonge en B parallèlement à O.

2 heures 47. Les bras de M et de P forment un triangle isocèle autour de la tête de O qui tente de faire effectuer une translation à P vers l'extérieur du rectangle B. Peine perdue: P se débat, P geint. O gagne en ligne ondulée le rectangle A où elle se tasse en ligne brisée.

3 h 12: En A, O ronfle, le visage crispé par l'inconfort. En B, P. a effectué une rotation à 90 degrés et repose perpendiculairement à M.

3 h 15: M est tiré dans son sommeil par des orteils qui remuent dans ses narines. Il ouvre les yeux et aperçoit P dont les pieds forment une tangente sur son visage. P remue. Trop tard, M prend un coup dans le nez. Etouffant un juron de douleur, il effectue hors de B une rotation à 360 degrés en se tenant le visage.

3 h 22. M et O sont assis symétriquement de part et d'autre du rectangle C (table de la cuisine). M. presse une poche de glace sur son nez. O dit: «Il faut faire quelque chose. Il est d'une régularité presque mathématique, ces derniers temps.» M répond: «Mmh.»

3 h 51. M repose en D (canapé du salon en arc de cercle). O forme une nouvelle ligne brisée en A, alors que P occupe B depuis son centre, bras et jambes symétriquement déployés. Du haut du ciel, Léonard de Vinci sourit: il vient de reconnaître son Homme de Vitruve et l'inscrit dans un cercle.

23 septembre 2006

Swiss Hot Revenge

Le chéri et moi avons tellement fait l'éloge des Alpes autrichiennes que Sam et Cora ont décidé de s'y rendre eux aussi. «Pour l'été indien», m'a expliqué Cora - j'ignore encore ce qu'elle entendait par là: j'allais lui rappeler que l'été indien est un phénomène avant tout nord-américain quand le chéri m'a envoyé un coup de coude dans les côtes en chuchotant: «Elle est enceinte, vaut mieux pas.»

Bilan: en moins de deux jours, Sam et Cora sont devenus de fervents austro-adeptes. Mais l'idylle a comme tourné court au moment où Cora a fait une découverte «énorme» dans son austro-supérette d'altitude: deux «modèles» de chocolats noirs de la maison Frey (Migros), qui plastronnaient fièrement leur origine «Swiss Delice Made in Switzerland» alors qu'il s'agit de mariages absolument introuvables en Suisse. Intitulés de ces traîtrises vendues uniquement à l'exportation: «Emotion Citron & Poivre» et «Emotion Peperoncini fort».

«Un scandale», a estimé Cora. Sam, lui, a trouvé la chose plutôt anecdotique. Mais au lieu de la fermer sagement, il a commis la terrible erreur de lâcher «Tu crois pas que tu exagères?» au moment où Cora, les hormones de grossesse bien affûtées par trois tablettes citron-poivre, s'apprêtait à invectiver au téléphone «ces salauds de M-product managers». Mal lui en a pris.

Une heure plus tard, Cora feignait la réconciliation en lui glissant coquinement dans la bouche quelques carrés d'«Emotion Peperoncini». Il a fallu à Sam une demi-miche de pain pour éteindre le Swiss Delice incendie dans son gosier. 

16 septembre 2006

Kirikou, le ciel et les montagnes

Le chéri, les enfants et moi, on s'est offert récemment un week-end prolongé en Autriche. Super chouette - notamment les apéros indigènes au Veltliner bien frais avec saucisses sèches locales joliment baptisées «Doigts de sorcières». Sinon, à part bâfrer, on a pris la télécabine, regardé voler dans le ciel les ailes delta et les choucas, attrapé un coup de soleil sur le nez (le chéri) et le front (moi), et surtout initié nos enfants au plaisir pur et vrai de la marche en altitude. Extraits choisis.

Scène 1, dialogue «Famille à la montagne»: Mamaan. Oui. Mamaan, ça monte trop. C'est comme ça la montagne, ça monte. Chuis fatigué. Mais non et puis regarde comme c'est beau, le ciel, les montagnes. Papaaa. Oui. Papaa, tu me portes. Non. Papaaa. Non, pas question. Papaaa. Oui. Papa, j'veux faire de l'aile delta comme le monsieur. Tu es trop petit. Mais moi, je veux. Non, allez, marche, regarde comme c'est beau, les montagnes, le ciel. J'aime pas la montagne, j'veux faire de l'aile delta. Je t'ai dit non. Mamaan. Oui. Mamaan, j'veux rentrer. Mais non, regarde comme c'est beau, le ciel, les montagnes. Mamaan, j'ai chaud. Avance. Naaan. Avance. Nann, et pissèkomsa, j'massieds et j'bouge plus jamais, plus jamais. D'accord, ciao, allez avance. Naaan. Siii.

Scène 2: Le chéri craque et dégaine l'artillerie lourde en menaçant de jeter à la poubelle le DVD de «Kirikou».

Scène 3, dialogue «Le salaire de la peur»: Maman. Oui. Maman, j'adore marcher, vraiment, et puis regarde comme c'est beau, le ciel, les montagnes. 

14 septembre 2006

Repentir de grossesse

La première grossesse de Cora avait été un modèle du genre. La deuxième, en revanche, s'annonce gratinée: Cora vomit sans arrêt. «J'ai l'impression que ça va durer toujours, a-t-elle gémi. Je crois qu'on qu'on me punit.» «De quoi?», ai-je demandé. «Pour Laure», a répondu Cora.

Laure, c'était une de nos copines de jeunesse, qui avait décidé de faire un enfant à 20 ans. Geste courageux, quand on pense qu'à l'époque, la totalité de son entourage (dont Cora et moi) ne connaissait qu'un axiome de vie, pas bébécompatible du tout: faire la foire et se défoncer. Nous avions d'ailleurs été nullissimes avec Laure, trouvant «dommage» qu'elle soit «obnubilée» par son bébé et ses nausées - alors que Laure aurait pu consacrer son énergie de future mère à débattre avec nous de sujets bien plus essentiels: les mecs, la nicotine, l'alcool... Nous n'avions donc plus qu'un seul dénominateur commun: le Coca dégazé du petit dèje - Laure en sifflait pour soulager son remue-ménage hormonal, Cora et moi pour juguler la gueule de bois.

«J'ai honte, a soupiré Cora. Quand je pense que j'ai osé lui dire que ses nausées, c'était un peu psy, tu vois? Genre autosuggestion refoulée pour se faire une grossesse bien clichée... Quelle couche!» «A 20 ans, tout le monde tient des théories nazes», ai-je objecté. «Le problème avec moi, a fait Cora, c'est qu'il y a tout juste un mois, j'étais sûre d'avoir raison! Sûre qu'elle et toutes les autres, elles se faisaient un film...»

Je n'ai rien pu dire: Cora a mis la main sur sa bouche et foncé aux toilettes.

9 septembre 2006

Mmh... Juste global

La scène représente C et D affalés dans un club à déco brocante. Comme environ 92% des mâles de l'établissement, C et D portent tous les deux par-dessus leur jeans négligemment taille basse une chemise à manches longues négligemment retroussées - manière à la fois efficace et discrète de démontrer qu'ils sont extrêmement cools et non conventionnels.

D: Le Viêt-Nam? Mmh... C'était juste parfait. Les clubs de Saigon... Croisé des Ecossais cools qui connaissent le guitariste de Franz Ferdinand...
C: Mmh... Moi j'ai adoré Buenos Aires... En fait, c'est un peu Barcelone: espagnol, bars, tapas...
D: Mmh...
C: En Patagonie, on a fait la fête avec deux Ricains total contre-culture, mais alors pas du tout de base: genre qui trouvent Bush juste grave des chez grave... C'était cool...
D: Mmh... Nous, on a loué des motos, comme au Cambodge l'an dernier. Et on s'est tiré dans le Nord, parce que je te dis pas, le Sud, c'est juste horrible, plein de touristes en valtouzes à roulettes qui pensent qu'à visiter...
C: Ce tourisme de masse, c'est juste l'angoisse...
D: Bon, y'a juste qu'à la fin, j'en avais juste sec de bouffer des nouilles dans ces cabanes à riz...
C: Pareil pour moi... J'en pouvais plus de la bidoche avec ces mecs de la pampa... Tu mastiques, ils parlent pas un mot d'anglais, ils prient... Juste pas tenable... Alors de retour à Buenos Aires, j'ai foncé dans un sushi bar, c'était juste nécessaire...
D: Mmhh... On pourrait essayer un indonésien, puisqu'on est à Amsterdam: le Lonely Planet, il dit les indonésiens d'ici, c'est juste les meilleurs... 

2 septembre 2006

Proust-ice estival

J'ai fait deux découvertes radicales pendant les canicules: 1) On finit par se lasser de tout quand ça cuite: des pastèques, des melons, des cerises, des sushi et même des bières... Mais pas des glaces. 2) L'astre gelato de la grande distribution helvétique est incontestablement migroïdien. Si, si.

Deux motifs à cela: a) C'est au M-génie qu'on doit les sompteux «Nougat Montélimar», «Lemons & Limes» et «Macadamia & Pecan», qui, affirme mon palais, laissent sur le carreau toutes les variantes Mövenpick. b) La Migros est la seule à avoir conservé une archive glaciaire digne de ce nom avec les eskimos de mon enfance en emballage sixties d'origine: l'otarie pour «Vanille», l'ours pour «Chocolat», le singe pour «Fraise»...

Ailleurs, il s'est produit une véritable catastrophe: l'ice-mémoire a été anéantie et seule «Apollo» a survécu. Pour qui rêve de grands moments proustiens, c'est absolument dépriment. J'aurais adoré, par exemple, faire la nique aux 34 degrés de cet été comme en 1979: avec plein de «Vampir» mûres-famboises-qui-faisaient-la-langue-noire, ou en laissant des tas de «Napoli» me baigner de leur émouvante fraîcheur.

J'ai heureusement éprouvé récemment comme une consolation en surprenant un chat sur Internet. En voici l'extrait le plus éloquent: G: «Vampir? C'est la meilleure glace qui ait jamais existé!» M: «Maintenant que tu le dis, c'est vrai! Ah! En lécher une! Et se caler ensuite avec un Tiki-citron et un Raider...» G: «C'était une sacrée époque: à chaque épisode, je tremblais pour Lassie...»

27 juin 2006

Poil aux tongs

Grâce à Juan, Paolo a récemment adopté une nouvelle Bible hebdomadaire. Elle paraît tous les dimanches dans la «NZZ am Sonntag», s’intitule «Les règles de style» et est signée Jeroen van Rooijen (JvR), un gourou zurichois dont la mission est de métamorphoser ses fidèles en femmes et hommes de goût, rompus à l’évangile du savoir-vivre. JvR ne néglige ni les détails «décisifs» (il nous enseigne par exemple qu’on ne sert jamais de l’eau gazéifiée au Soda Club dans la bouteille Soda Club mais dans une carafe), ni les principes universels, comme ceux qui régissent les codes vestimentaires.

Or là, on évolue en terrain rude. JvR refuse en effet d’accorder le statut de chemise à tout ce qui a des manches courtes, même en pleine canicule. Et l’été dernier, il a passionnément dénoncé celles et ceux qui osent se montrer en public chaussés de tongs - un peu comme s’ils perpétraient là d’un crime contre l’humanité.

Mais toute cette rigueur présente quelques signes de détente. Ainsi, il y a trois semaines, JvR a accordé «une deuxième chance» aux tongs, admettant qu’elles semblent «comme faites» pour compléter le pantalon de lin blanc des garden partys. Mais attention! Se détendre ne veut pas dire faire n’importe quoi: on ne porte que les modèles de cuir fin (donc chers) et on s’épile les orteils.

En vaillant homme de goût, Paolo a commencé par la partie hard de cette ère nouvelle: il s’est enfermé à la salle de bain avec une pince à épiler et une bouteille de whisky – histoire de s’en verser une bonne rasade dans le verre à dents s’il devait flancher. Que JvR lui pardonne.

20 juin 2006

Tenir la distance

Samedi dernier, Cora a fait la foire dans un club tendance plein de jeunes gens cool et déchaînés. Musique au top, ambiance délirante: Cora a adoré. Et s’est sentie revivre, libre, pleine d’énergie, affranchie du train-train, de la vie de famille, de la mesquinerie des horaires. Et surtout parfaitement capable de tenir la distance. Elle a par exemple épaté un joli petit mec en lui révélant que cette musique qu’il ne connaissait pas mais trouvait «trop mortelle», c’était un Sonic Youth de 1990. «Cotton Crown», pour être exact. Au léger mouvement de tête admiratif du joli jeune homme, Cora s’est dit «Yes!» No doubt, elle n’était pas encore une vieille barbe!

Elle s’est donc éclatée à fond jusqu’au petit matin sur de la miouze qui servait déjà de bande-son à ses beuveries il y a seize ans. Et comme Sam avait emmené Tessa en week-end chez ses parents, elle a même pu pioncer jusqu’à 14 heures le lendemain. Une authentique cure de jouvence.

Sauf qu’au réveil, Cora s’est sentie comme un vieux zombie qui se serait fait rouler dessus par un tracteur. En lampant son double Alka Seltzer, elle a imaginé le programme qui attendait probablement le joli jeune homme ce soir (une autre party jusqu’à 5 heures du matin) et a failli retourner s’évanouir dans son lit. Mais elle a quand même trouvé la force de ramper jusqu’au canapé et de se saisir de la télécommande.
En matant les pectoraux de Sawyer-le-voyou trois épisodes de «Lost» durant, Cora a été soulagée de constater qu’eux, au moins, tenaient toujours admirablement la distance.


13 juin 2006

Parano Lordi

Depuis que la Finlande a remporté l’Eurovision grâce à la prestation très gore du groupe Lordi, Lumi pense que tout a changé: pour son pays d’origine, «pour ce qu’il représente», il y a «un avant et un après Lordi». Avant Lordi, la Finlande était une société hyper avant-gardiste en matière d’égalité des sexes et d’éducation; depuis Lordi, c’est un repère de soiffards tarés qui braillent «Hard rock, Allelujah!» et ne suscitent plus que la consternation.

Sa théorie de l’avant et de l’après Lordi, Lumi l’a élaborée après avoir surpris dans le tram une conversation entre deux «femmes sociologues». «C’est symptomatique, disait la première, ce groupe hard rockeux minable que les Finlandais ont délégué pour les représenter. Ça dénote un malaise social qui doit être colossal. Il paraît qu’à Helsinki, il y a plein de jeunes qui font des comas éthyliques à 12 ans… Effrayant!» «Ah, complètement, a renchéri l’autre. C’est un appel à l’aide! Et qu’ils aient choisi un event aussi ringue que l’Eurovision pour le faire, c’est éloquent! Ça doit venir de leur culture hyper malsaine de la boisson. Leur but, c’est pas de s’enivrer, mais de s’écrouler, de rouler sous la table!» «Comme ces loques que Laura à vus à Tallin, a ajouté la première d’un air affligé. Ivre-morts à 7 heures du matin, en train de ramper dans le lobby de l’hôtel…»

Mais le coup de grâce, c’est Sean qui le lui a assené en lui proposant d’organiser très bientôt une soirée vodka-Lordi, «histoire de se marrer un bon coup et de fêter dignement le triomphe culturel suomi». 

6 juin 2006

Grill et caquelon qui clochent

Côté bouffe, le chéri et moi avons tacitement nos prés carrés respectifs dans lequel l’autre ne se risque pas. Et c’est tout en nuance. Par exemple, la confection des crêpes, c’est lui. Celle des blinis, c’est moi. La préparation des entrées à base de pâte filo, c’est lui. Celle des desserts à base de pâte filo, c’est moi. Vous voyez?

Dans d’autres domaines, la répartition est plus tranchée. La fondue pour lui remonter le moral en hiver (le chéri aime la neige mais déteste le stratus), c’est moi qui m’en occupe. Les grillades qui me font presque aimer l’été (je déteste les UV, les canicules et la dominante crudités), c’est son rayon. Jusque là, cette politique des chasses gardées nous a bien réussi: j’ai mis au point des super fondues «anti jours trop courts» et le chéri est passé maître dans la catégorie «grill bucoliques saveurs».

Mais depuis un mois, quelque chose cloche. Trois grillades d’affilée, le chéri nous a bousillé au charbon de la marchandise de premier choix, en faisant comme si de rien n’était. Le déni, quoi. J’ai donc décidé de faire intervenir mes talents caqueloneurs pour enrayer cette spirale et de nous mitonner une fondue d’été au chèvre dégotée sur le site Marmiton. Résultat: c’était infâme. J’ai quand même fait comme si de rien n’était (par vengeance, je l’avoue), en faisant passer la chose avec beaucoup d’alcool. Et la vérité est dans le vin: en débouchant la deuxième bouteille, le chéri et moi avons décidé que le thème de notre prochaine soirée d’été s’intitulerait «Take away». 

30 mai 2006

Thérapie MBT

Ça fait quatre mois que Patrick, le mari de Chantal, a régulièrement mal aux lombaires mais refuse d’aller chez le médecin. Motif: il sait que le toubib va l’envoyer chez le physio. Or Patrick est convaincu que les physios sont des sadiques qui obligent leurs patients à exécuter des exercices humiliants et inutiles, «où on est toujours à quatre pattes».

En épouse attentive, Chantal le coache donc de son mieux: elle lui a fait des hot packs (qui n’ont fait qu’empirer son mal), puis des cold packs (à la fin, Patrick avait l’impression d’être sous péridurale et claquait des dents), et finalement, elle l’a emmené acheter une paire de MBT.

Les MBT (pour Masai Barefoot Technology) sont des pompes aux vertus documentées, mais leur look de chaussures orthopédique est un vrai défi. En les apercevant à ses pieds, Patrick a voulu crier «Pas question!», mais son lumbago lui a coupé la chique en le lançant dans la raie des fesses. Il s’est donc levé, a vacillé sur les mégasemelles, puis fait quelques pas. Une révélation! A chaque foulée, Patrick s’est senti grandir, devenir fier et altier, bref, se métamorphoser en guerrier Massaï qui arpente la savane et guette l’antilope de son œil d’aigle!

Depuis, il ne quitte plus ses MBT. Même au boulot, il affronte sans ciller les regards perplexes de ces collègues: il a réveillé le guerrier Massaï qui sommeillait en lui, alors les tronches incrédules, il s’en balance! Diagnostic de Chantal: «Là, je crois qu’il est assez fort pour la physio. Il ne le sait pas encore, mais il a rendez-vous jeudi.» 

23 mai 2006

Prendre l’air

L’évangile de puériculture exhorte les parents à emmener leurs enfants dehors. Sous-texte de cette bienveillante injonction: «Si tu ne les aères pas, tes gosses deviendront de comateux petits obèses et ce sera de ta faute!»

Etant moi-même sous l’emprise de cette doctrine, je prêche régulièrement à mes enfants les bienfaits de l’air pur. Le chéri, lui, se réclame d’une autre sagesse: «Pour prendre l’air, il suffit d’ouvrir la fenêtre.» Ça ne l’a pas empêché d’acheter des trailers arrimables à nos vélos pour de longues balades en famille. Et l’autre jour, j’ai trouvé qu’il était temps d’étrenner ces engins.

J’ai réussi à laver le cerveau de l’aîné en lui promettant une éclate d’enfer sur le trailer - et un Kinder Surprise au retour. Le cadet est resté inflexible et le chéri s’est empressé de se porter volontaire pour lui tenir compagnie. Je les ai traités de dégonflés et je me suis attelée à l’attelage du trailer. Ce qui m’a pris une éternité (le prospectus qui parle de «simple clic» est un tissu de mensonges). Entre temps, les nuages étaient revenus à la charge, carrément noirs, et les premières gouttes se sont mises à tomber alors que nous enfourchions le bolide. «Pas de problème, ai-je lancé à mon fils, en mère cool et sportive. On fait juste un petit tour et on revient.» Mais la pluie s’est mise à tomber de plus belle. Et deux minutes plus tard, nous étions bombardés de grêlons.

Alors que l’aîné sanglotait derrière moi «Ch’peux plus respirer!!», je me suis dit que j’aurais peut-être mieux fait d’ouvrir la fenêtre. 

16 mai 2006

Journal de Maman

1er jour: Mis dans l’avion compagnon et enfants. Me sens légère, avec horizon infini de possibilités: vais faire des exercices Pilates, du vélo et des abdos tous les jours, du shopping, aller nager, au ciné, chez le coiffeur, manger sain, bref, m’occuper de moi.

2e jour: Ai dû mal m’y prendre pour les exercices Pilates, le dos me fait un mal de chien. Du coup, renoncé aux abdos et au vélo. Vu film poignant à la télé, avec mère cancéreuse. Me suis demandée comment réagiraient mes enfants dans une situation pareille. Ai mangé tous leurs oursons de gomme et bu une binch en méditant la question. Mal au bide, après: c’est plus de mon âge.

3e jour: Aujourd’hui, coiffeur, cinoche et petit assortiment de sushi pour fêter ça. Mais une heure après, super faim de nouveau. Téléchargé 26 mp3 pour 2 dollars 38 cents depuis un site russe pour ne pas y penser. Long téléphone avec mari et enfants: sont loin, trop loin!

4e jour: Suis allée faire du shopping. Harassant– comprends pas celles que ça détend. Mais chouette flûtes de Prosecco après avec Lumi. Problème: toute cette détente a découragé ma résolution d’aller nager. Ai compensé en regardant Matt Damon courir très vite tous muscles dehors sur une playa hippie dans «Bourne Supremacy».

5e jour: Compagnon et enfants rentrent aujourd’hui, heureusement. Ai rêvé cette nuit que je mangeais du potage de concombre avec le sniper russe de «Bourne», sauf qu’il avait les cheveux longs: inquiétant. Il est temps que les choses rentrent dans l’ordre et qu’on bâfre un plat de spag en famille. 

5 mai 2006

Le Wurstautomat de Johnny Cash

Ça m’a pris un dimanche après-midi sur le tronçon Berne-Zurich, alors que j’avançais à pas de saucisson dans un embouteillage argovien tout en écoutant Johnny Cash qui chantait «One»: j’ai aperçu le panneau de sortie d’Oftringen et me suis souvenue d’un article qui évoquait le Wurstautomat de ladite bourgade. Un automate à saucisses qu’un boucher a eu le génie de planter devant son échoppe pour permettre aux «junkies de la saucisse» de venir s’approvisionner 24 heures sur 24. Et pas qu’en cervelas et en bratwurst. L’auteur du papier soulignait qu’on y trouve plein de créations subtiles, comme par exemple une exquise salsicia al limone. Ce Wurstautomat n’avait visiblement rien à voir avec son homologue ordinaire, le Selecta des quais de gare, qui semble décliner depuis la nuit des temps la même mélancolique triade: biberlis, capotes et clopes. C’est bon le porc, c’est bon le progrès! me suis-je dit.

J’ai donc quitté l’autoroute, me voyant déjà glisser de la monnaie dans cette caverne d’Ali Baba charcutière et rafler ma salsicia. Et puis peut-être qu’il y aurait des spécialités de saison, à l’ail des ours par exemple!!! J’ai taillé la route jusqu’au Wurstautomat, alors que Johnny Cash entonnait «Personal Jesus»: pas de doute, j’allais au-devant du sauveur!

Et là, grosse déconfiture. Le Wurstautomat était à moitié vide: dedans, il n’y avait plus que des bratwurst … et des clopes. Je me suis sentie affamée, trahie. Et j’ai fait demi-tour pendant que Johnny Cash croonait «Hurt» d’une voix déchirante.

2 mai 2006

M-Budget linguistique

Mon aîné nourrit une passion sans borne pour le syntagme «M-Budget» et clame à tout bout de champ «èèèmebudggèèt!!!» Façon cri de guerre magique censé doter celui qui le braille de pouvoirs insensés.

Je parie qu’au Migros marketing, on n’avait pas pensé à ça: à la force évocatrice de l’enchaînement phonique [εmbydзε], à sa puissance alitérative. D’abord, avec ce ce [b], qu’on peut faire exploser à mort, comme lorsque on crie fort des noms de super héros: Bateman! Buzz Lightyear!!. Et puis ce [dз], une affriquée post-alvéolaire voisée, ultragrisante quand on la tient longtemps et qui s’associe spontanément à des trucs éclatants: les «djoumbodjète», les «djèteski» ou les bébés qui prennent feu et marchent au plafond comme «Djaque-Djaque» des Indestructibles.

Mais la fascination de mon enfant n’est pas strictement phonatoire, donc pas limité au signifiant: il veut savoir ce qu’il y a derrière, il veut connaître le signifié. Et là, la ligne M-Budget avec ses emballages toujours pareils le met au défi. Comme savoir en effet, quand on ne sait pas lire, si le sac vert constellé de lettres blanches que Maman vient de sortir du placard contient des corn flakes ou des chips?

Par ailleurs, mon fils a récemment découvert qu’il avait aussi été un M-Budget lui-même, puisque ses premiers slips étaient des M-Budget – leur prix dérisoire vous permet de rester admirablement cool quand l’enfant qui apprend à être propre a un «gros» accident... Ça l’a troublé, émerveillé: une découverte quasiment métonymique, vous me suivez? 

25 avril 2006

Dawson’s Cruise

La scène représente deux amies (A. et B.), en train de discuter dans une file d’attente devant un cinéma où passe le film d’Ang Lee «Le Secret de Brokeback Mountains».

A. Tu sais, ce film, ça me fait penser au bébé de Tom Cruise.
B. Comment ça?
A. Mais oui, tu sais, celle qui joue la copine d’un des cow-boys homos, c’est celle qui jouait Jen dans «Dawson». Eh ben dans «Dawson», il y avait aussi Katie Holmes.
B. Katie Holmes?
A. Mais oui, Joey!
B. Celle qui lâche Dawson pour Pacey?
A. Exact. Eh ben dans la vie, Joey, elle vient d’accoucher du bébé de Tom Cruise.
B. Ah ouais, c’est juste et il y a ces bruits qui courent sur le fait que Cruise est peut-être pédé et qu’il lui a fait un gosse pour s’acheter une virilité…
A. Ouais et quelque part, y’a pas de fumée sans feu. Je veux dire, ce Cruise, même s’il était vachement bien dans «Magnolia», c’est un taré de scientologue et je suis sûre qu’il a obligé Joey à se convertir à toutes ces conneries dianétiques. Franchement, moi, Joey, je l’aimais mieux quand elle s’envoyait Pacey et quand elle se défonçait dans «Ice Storm». C’est marrant, ça, elle aussi elle a fait un film avec Ang Lee...
B. Ah ouais! Trop cool, «Ice Storm», les costumes seven, l’ambiance, l’histoire…
A. Ouais. En fait, c’est marrant… B. Quoi? A. Ben que Joey se retrouve avec un pédé qui s’oute pas et Jen aussi, non.
B. Pis Joey, elle sortait pas déjà avec un homo qui arrivait pas à s’outer dans «Dawson»?
A. Ah mais ouais!!! C’était Jack!!!… Mais bon, franchement, elle aurait quand même dû piger que «Dawson», c’était une fiction, non?  

18 avril 2006

Main de fer et gant de velours

Sam, le mari de Cora, est un magistral exemple d’égalité réussie entre les sexes: un champion du moitié-moitié jusqu’au bout, du partage spontané des tâches ménagères et de la paternité engagée. Il est toujours disponible pour aller chez le pédiatre, à la crèche, se lever la nuit, sauter dans la brèche quand sa fille est malade, soutenir à fond la carrière de Cora... En plus, côté look et boulot, Sam est au top. Un sacré jack pot, ce mec, se disent régulièrement les copines de Cora. Un sacré gâche-métier, pensent probablement leurs pendants mâles – qui sentent bien que même quand ils se donnent de la peine, ce n’est jamais aussi parfait qu’«avec Sam».

Mais récemment, Sam a chopé une irritation dans la paume de la main. Minuscule, d’abord, puis qui s’est rapidement étendue, de plus en plus cramoisie et douloureuse. Sam est donc allé chez le toubib. Lequel lui a dit: «J’ai comme l’impression que vous en faites trop, cette affection c’est un signe. Probablement psychosomatique.» Il a donc prescrit à Sam un traitement et lui a ordonné de limiter à son engagement côté tâches ménagères.

Cora, évidemment, n’a pas du tout aimé ces conclusions. Pour elle, le diagnostic de ce «dinosaure sexiste» n’est qu’un complot machiste en déguisement médical. Mais elle ne se laisse pas abattre et soutient Sam de son mieux: elle lui rappelle chaque soir de mettre sa crème et lui a acheté une paire de gants de ménage à sa taille, «parce que quand on est malade, c’est psychologiquement très important de ne pas se sentir diminué».

11 avril 2006

Brasse coulée

Après six mois de Kieser Training, Juan fait un bilan mitigé. La faute à cette foutue balance qui vous mesure le rapport masse maigre (objectif à atteindre) / masse grasse (ennemi à abattre) / flotte (facteur neutre). La dernière fois en effet que Juan est monté dessus, la masse maigre était toujours «dans la norme», la masse grasse toujours «légèrement en dessus»: aucun changement.

Ecœuré, Juan a décidé de se mettre à la natation – la natation, c'est un beau sport et puis Juan s'est senti particulièrement motivé à l’idée d’évoluer au milieu de naïades à maillots échancrés. En arrivant à la piscine, il a donc été étonné (et très déçu) de découvrir des bassins grouillant de seniors. Sans une naïade à l’horizon. Mais Juan ne s’est pas dégonflé pour autant et a entrepris de faire ses longueurs.

Le problème, c’est que toutes les lignes étaient encombrées de mémés et de pépés qui faisaient du sur-place. Juan devait sans arrêt les doubler. Ou plutôt essayer de les doubler, car sitôt qu’ils sentaient que quelqu’un cherchait à les dépasser, ces pisciseniors mettaient toute leur hargne pour gagner la lutte au coude à coude.

Après s’être fait gifler quatre fois d’affilée par une mémé (toujours la même!), Juan a décidé qu’il devait donner une leçon à ces «vioques de mes deux». Il s’est donc approché discrètement sous l’eau de la mémé-gifleuse et l’a empoignée par derrière à la cheville en tirant un coup sec. Sa victime a bu la tasse et refait surface en suffoquant. Juan, lui, a crawlé comme un dératé et battu en retraite aux vestiaires.

Le lendemain, il renouvelait son abonnement Kieser.

4 avril 2006

Vert barge

Chaque année, je jure de rester forte, de résister. En vain: dès que la température dépasse10 degrés, je fonce avec le troupeau écumer les garden centers et Ikea, même si ça me coûte quinze kil d’autoroute embouteillée et des parkings mammouths au bord de l’explosion. Mon objectif: choper un caddie XXL pour y charger, bouche ouverte et sueur au front, six mètres cube de bambous géants avec des ten packs de fraisiers, des coussins orientalo-design, de la vaisselle en mélanine rétro «outdoor», des plantes aromatiques qui fouettent, une guirlande lumineuse «Marrakech»… Et couronner l’expédition d’un hot dog suédois à 1 franc.

Pour être honnête, j’ai longtemps cru que la jardinite ne frappait que les papys. Mais moi aussi, j’ai fini par m’y mettre. Pas par amour de la terre. Plutôt par conformisme, en fait. Rapport à cette «fascinante inversion de tendance» identifiée par des sociologues épris de formules sybillino-psys. Lesquels ont déclaré que l’ancien passe-temps du beauf était désormais un hobby tendance et les jardins les «nouveaux lieux d’investissement de la modernité urbaine». Bref, j’alimente simplement une dérive consumériste de plus.
De manière générale, je peux dire que le chéri est d’un stoïcisme à toute épreuve face à ma transe teak&compost: j’aborde le sujet environ neuf fois par jour et il ne m’a jamais suppliée de la fermer. Mais ça ne l’a pas empêché l’autre jour de lâcher un truc qui m’a fait carrément mal: «Je crois que je t’aimais mieux quand tu laissais mourir nos plantes en pots.» 

28 mars 2006

Trend «Ü 35»

Quand elle avait mon âge, ma mère était déjà une vraie mémère. Elle détestait Nina Hagen et les jeans moulants. Très, très méchamment, je pensais qu’elle faisait semblant de ne pas aimer mes stretch parce qu’elle était déjà trop grosse pour entrer dedans. Pour elle, faire la fête c’était se siffler du Single Malt entre amis dans un bar bourge avec musique douce, sans avoir dans les pattes des ados moulés au stretch. Une vraie has been, pas cool du tout.

Aujourd’hui, nombre de mes contemporains (moi comprise) ont sincèrement l’impression de ne pas être comme ça, d’avoir su rester cool et ouverts, sans rupture. Et pourtant. Un gourou du Zurich branché a récemment livré une éclairante analyse des «nouveaux trends urbains hypes». Sa conclusion: les «Ü 35» (pour «über 35», c’est-à-dire les 35 et plus) dans le coup réclament des endroits «pour eux». Avec «atmosphère douillette» (mais branchée), «tranquille, propice à la discussion», où la musique serait «pas trop fort» et les tenues «moins sexy».

L’avenir in est donc au club pour quadras qui n’aiment pas les nombrils à l’air (c’est «tellement pitoyablement fashion victim» et en plus, avec le pneu qui pousse, ce n’est plus pour nous), mais veulent picoler de bons alcools dans une lounge design (pas se flinguer au Red Bull-vodka dans une cave où ça pue) en faisant la causette (sans qu’un DJ cinglé nous explose les tympans).

Quelque part, c’est vrai que nous ne sommes pas comme nos vieux: nous, nous avons des concepts cool qui nous font croire qu’on peut être «Ü 35» sans être has been

21 mars 2006

Chicken Alert

Chantal est une maman mordue d’alternatif. Et en tant que telle, une obsédée du système immunitaire. Sa mission de tous les jours: le «fortifier». Que ce soit en emmenant régulièrement ses enfants dans une ferme bio «pour le lien à la terre», en leur interdisant les hamburgers ou en les gavant de médics «naturels». Chantal est en effet une enthousiaste adepte de l’homéopathie et des décoctions «ancestrales qui renforcent les défenses». Elle ne se résigne donc aux antibiotiques qu’en dernier recours, par exemple en cas d’inexplicable échec des globuli; face à une otite aiguë.

Chantal a évidemment refusé de faire vacciner ses enfants. Elle est «sûre» que cette saleté leur bousillerait leur système immunitaire et trouve «inquiétant» que tant de parents fasssent encore preuve d’aveuglement, tout en comprenant que c’est «dur» de rester vigilant, vu les «milliards» qu’investit l’industrie pharmaceutique pour dissimuler «les effets secondaires dévastateurs du ROR». Chantal, elle, préfère «protéger» ses gosses. Et faire confiance à l’allaitement et au jus de bouleau.

Mais depuis que la grippe du poulet ne sévit plus seulement dans la lointaine et holistique Asie, Chantal a les jetons. Les globuli anti-grippe suffiraient-ils si ses mouflets venaient à contracter cette saloperie dans le poulailler bio? Dans le doute, elle a jugé plus prudent de se procurer une décoction amazonienne. Ainsi que quelques boîtes de Tamiflu. Et trouve «scandaleux» que l’industrie pharmaceutique n’ait pas encore réussi à mettre au point un vaccin. 

14 mars 2006

Le père et le cash

La semaine dernière, Lumi et moi avons passé un après-midi remarquable, façon paix royale. Pirkko pionçait ferme couverture, les grands jouaient aux princesses-dinosaures et aux chevaliers-Shrek à l’étage. On pouvait donc bâfrer du cake sans redouter d’avoir à chaque instant un conflit insoluble à arbitrer la bouche pleine. La plénitude!

C’est là que Lumi m’a raconté qu’elle avait récemment réalisé un truc: elle était lessivée, alors que Sean pétait la forme, carrière au poing. «Ce qu’il y a de vache, a poursuivi Lumi, c’est que même quand il voit à peine les enfants, il n’a jamais de doute sur sa place de paternel. Il peut même brandir l’argument bateau de la société moderne qui n’est pas mûre pour le temps partiel masculin. Alors l’autre jour, j’ai décidé de mettre les pendules à l’heure.» «Comment?», ai-je demandé. «J’ai cessé de me sentir mal par rapport au fric et au fait que je vis à ses crochets, a répondu Lumi. J’ai compris que pour m’en sortir, je devais réussir à considérer l’argent qu’il gagne comme étant le mien. De la même façon qu’il considère les enfants que j’élève moi comme étant les siens.

»Eh bien depuis, a-t-elle poursuivi, je comprends mieux les mecs qui ont le front d’affirmer qu’avoir des enfants, ça ne vous chamboule pas tant que ça l’existence. J’ai même décidé de les battre à plate couture sur le terrain de la mauvaise foi et de leur dire, chaque fois qu’ils geignent à cause du boulot, que gagner sa vie, ce n’est pas si dur que ça. La preuve, taper 300 balles à Sean, ça n’a rien d’éreintant.»

7 mars 2006

Les enfants de la télé

Question TV, je suis très double discours. Alors que j’entretiens une relation hpyeraddictive au petit écran, je règle de manière draconienne les périodes où mes enfants y ont droit, rapport à l’état catatonique et un rien effrayant dans lequel ça les plonge.

Mais j’ai aussi constaté l’effet dévastateur que peut avoir la télé-abstinence sur des adultes. Julie, par exemple, n’a plus de poste depuis dix ans et prétend volontiers que c’est «super» comme ça. Pourtant, son paradis préservé de la vulgarité cathodique a récemment connu une grosse perturbation, lorsqu’elle s’est retrouvée en tentation et terriblement désireuse de découvrir la série «Desperate Housewives».

Au moment de la sortie du coffret DVD, elle s’est évidemment ruée dessus. Et a immédiatement cédé à l’enchantement, en se faisant sept épisodes d’un coup sur son ordi. Une sacrée dose, mais Julie y est allée avec l’élan de la novice, qui vit la révélation et trouve ça tellement bon qu’elle en veut toujours plus. Elle a remis ça trois soirées d’affilée, zonant la journée en robe de chambre, oubliant le rendez-vous chez le pédiatre… Le quatrième, elle a vomi tripes et boyaux.

La preuve, me direz-vous, que la télé, c’est super néfaste. Alors qu’en réalité, le vrai danger, c’est de ne jamais la regarder. Car se priver de ce qu’elle fait de meilleur, c’est idiot. Mais pour en profiter, il faut de l’exercice. Sans quoi on se retrouve devant elle comme Julie et mes enfants, médusé, vulnérable.

Okay, l’entraînement de ma progéniture commence dès demain. 

28 février 2006

Réflexion multitâche

C’est bien connu, les mères sont les championnes du multitâche, mais la société et l’économie refusent obstinément d’honorer cette qualité. C’est écœurant, se disent des cohortes de mamans. Et moi avec elles. Surtout quand mes nerfs en bavent vachement – par exemple lorsque mon aîné sanglote dans le bus bondé que la dame assise en face «pue»…

Elever des enfants, ça réclame des qualités de manager: de la créativité, de la rigueur, des nerfs d’acier, de l’humour, de la persévérance. Une mère doit par exemple sans cesse poser des limites («Non, tu ne prends pas de drakkar Playmobil sur le télésiège!»), tout en étant capable de faire des compromis («Okay, va pour la moufle Spiderman sur la main gauche et la moufle Bateman sur la droite»). Malheureusement, au pays des managers, personne ne considère le drakkar ou la moufle comme des enjeux majeurs.

Mais est-ce vraiment la maternité qui nous enseigne le multitâche? Pas si sûr. A 20 ans, par exemple, j’excellais déjà dans le domaine. Lors de foires bien arrosées, je pouvais dans la même seconde resservir d’une main huit personnes en vin rouge, platcher de l’autre du risotto dans leurs assiettes et lâcher une bonne blague, tout en recomptant mentalement combien de clopes il me restait avant de devoir me rabattre sur les mégots déjà écrasés.

Dommage qu’aucun CEO n’ait assisté à ce tour de force inspirant. Aujourd’hui, je serais cadre, je pèserais plus lourd économiquement que le chéri. Et ce serait lui qui ferait briller son intelligence émotionnelle dans le bus. 

21 février 2006

Wok-Compète

La télé privée allemande héberge un génie: Stefan Raab, le faiseur du late night show «TV Total». Sa passion: ridiculiser les célébrités et ne reculer devant rien pour y parvenir. Ainsi, «TV Total» organise chaque année des championnats de plongeon auxquels sont contraints de participer les représentants du glamour cathodiques: animateurs, popstars – tous très mauvais plongeurs... Le spectacle est jouissif, les figures toutes ratées, les plats innombrables et sans doute très douloureux. Avec en voix-off, les commentaires techniques 100% sérieux d’un journaliste sportif, qui vous fait vivre l’événement comme s’il s’agissait d’une compétition olympique.

L’hiver a droit aussi sa Raab-discipline: la Wok-Compète, dont le principe consiste à descendre une piste de bob (comme à St-Moritz), les fesses calées dans un wok, avec une louche attachée à chaque pied. Là aussi, le commentaire est comme aux JO («Il fait légèrement dévier la louche droite de l’axe… Ooooh! C’est une manœuvre terriblement audacieuse, car c’est dans cette courbe que le wok prend de la vitesse…! Mais il risque le tout pour le tout!»). Les crashes sont innombrables et les candidats morts de trouille – mais obligés d’avoir l’air très cool et plein d’humour. Du télémiel!

Alors imaginez tout ça avec un casting glamour façon télé francophone: Nicos de «Star’Ac» qui plongerait en synchronisé avec Magaloche-la-Brioche. Ou encore un Wok-à-4 «TSR-Super Seniors» contre «Ex-Lofteurs». Et osez me dire que vous ne vous jetteriez pas sur votre télé pour regarder.

14 février 2006

Le salut vient du Tyrol

Cora a demandé l’autre jour à Isabel si elle pouvait garder Tessa quelques heures. Or comme Isabel ignorait que Tessa n’est plus un bébé modèle, elle a dit oui. Et compris très vite, le fameux jour venu, qu’elle aurait dû dire non. Car en dépit de ses efforts, Tessa est restée rageuse et inconsolable. Elle n’a rien voulu savoir non plus des innombrables CD éducatifs, dont Isabel possède toute une collection parce qu’elle déteste la vulgarité musicale pour enfants. Elle a par exemple l’intégrale des contes de Marlène Jobert «qui font aimer la musique classique aux petits» et les passe en boucle à sa fille Marion, qui conformément aux lois du réflexe conditionné, clame maintenant «C’est la musique de Petsec!» chaque fois qu’elle entend «Les Quatre Saisons». Tessa, en revanche, semblait abominer Vivaldi en mode Jobert.

Isabel était sur le point de l’asseoir devant la télé pour la sédater avec 50 minutes de «Teletubbies», quand elle s’est souvenue du CD «Le Tyrol en chansons pour les enfants», un cadeau très deuxième degré que lui ont fait des amis à leur retour de vacances de ski en Autriche.

Juste pour voir si Tessa pouvait pleurer davantage, Isabel a glissé «Le Tyrol» dans le lecteur. Mais à sa stupéfaction, le visage de la petite s’est éclairé dès les premières mesures de schlager pur beurre. Elle a gloussé de joie, trottiné jusqu’à l’armoire à tupperwares et est restée à farfouiller dedans jusqu’au retour de sa mère.

En glissant des boules Quiès dans ses oreilles, Isabel s’est promis de refiler «Le Tyrol» à Cora. 


7 février 2006

La fièvre E-Bay

Internet a ouvert des horizons formidablement enrichissants: qui aurait pu imaginer il y a vingt ans qu’il serait possible un jour de «googler» sur l’infini du Web son propre nom et celui de quelqu’un qu’on déteste, histoire de voir qui des deux bénéficie du cyberstatut le plus enviable? Ou encore de participer à des enchères virtuelles sur E-Bay?

Le chéri, par exemple, a fait quelques épatantes acquisitions via cette plate-forme: un siège auto «utilisé seulement une fois», deux trailers «design» à accrocher derrière nos vélos pour balader les enfants, une chaîne stéréo Bose «en parfait état»… Tout ça à prix Aldi. Ou presque: au final, en effet, les trailers se sont avérés plutôt chers puisqu’il a fallu traverser la moitié de la Suisse pour aller les chercher. Idem pour la chaîne Bose, dont le display a rendu l’âme au bout de quelque jour (le montant de la facture a été étourdissant)…

E-Bay permet donc aux déchets de circuler. Et preuve que nos greniers regorgent de collectors qui s’ignorent: un journaliste alémanique a réussi à vendre aux Net-enchères un distributeur de bonbons PEZ à l’effigie de Gros Minet pour… 3 francs. Alors le chéri s’est dit l’autre jour qu’il n’y avait aucune raison pour que notre voiture récemment et irrémédiablement emboutie par mes soins ne profite pas, elle aussi, de la magie E-Bay.

Reste une inconnue de taille: l’acquéreur du PEZ Gros Minet répétera-t-il son geste fou pour un break «spacieux, élégant et mécaniquement impeccable» dont le capot ressemble à un bandonéon? Le suspens est total. 

31 janvier 2006

Coolness post partum

Lumi a donc accouché il y a quelques semaines grâce à la magie du bistouri. Elle a trouvé cette expérience césarienne «pas mal, peut-être juste un peu courte». Sean aussi. Sinon, ils n’ont pas grand-chose à signaler. Ils sont contents, very fans de leur petite Pirkko, of course, mais comme a remarqué Julie, «pas franchement chamboulés».

«En avoir trois, c’est une délivrance, affirme Lumi. Tu n’as plus d’autre choix que d’accepter que c’est le bordel, que tu ne maîtrises pas, que tu ne peux pas être parfaite et ne penser qu’à ça.» Lumi est d’ailleurs admirablement conséquente avec cette révélation: la dernière fois où nous nous sommes vues, nous avons parlé davantage du coffret DVD de la première saison de «Lost» que de Pirkko.

Comme la nounou laponne et les aînés «s’occupent beaucoup» de Pirkko (la première lange et berce, les autres se flanquent parfois des baffes pour savoir qui aura le droit de lui faire des grimaces), Lumi a aussi repris ses cours post-grade: «Il suffit de s’organiser», dit-elle. Elle monte donc vaillamment dans le train tous les jeudis, tire-lait sous le bras (la haute école où elle fait son master est «juste» à 90 kilomètres de chez elle). Certes, les choses ne sont pas encore rôdées à 100%, elle l’admet volontiers (il lui arrive par exemple de quitter l’auditoire en trombe pour aller traire en urgence ses nénés). Mais l’un dans l’autre, elle ne s’est jamais sentie aussi cool. «Il y a juste mon tour de taille, soupire Lumi. J’ai un mal fou à renouer avec des valeurs décentes. On se refait un hot dog?» 

20 janvier 2006

De la mère à la poubelle

Cora avait jusqu’à présent vécu le côté fun de la maternité avec sa fille Tessa, reine des bébés modèles... Elle n’avait donc jamais eu le même air hâve et dépenaillé que les autres mamans. Elle mangeait des trucs sains et complexes à apprêter. Elle se faisait des masques et répétait souvent qu’elle trouvait «effarant» ces mères «incapables» de s’occuper d’elles et qui finissaient pour le midi les nouillettes-brocoli recrachées par leur bébé – parce qu’elles avaient oublié de faire des courses pour un menu d’adulte. «Les psys parlent de mères poubelles! disait Cora. Tu te rends compte?»

Et puis peu avant Noël, Tessa a commencé à marcher. Ou plutôt essayé de commencer et découvert que c’était pas facile, qu’on se cassait la gueule et que… c’était frustrant. Ce moment-clé de son développement cognitif a fait dans la foulée découvrir à sa mère l’envers de la maternité – comme les crises de rage interminables.

Cora la pile donc sec, d’autant plus que rien ne l’avait préparée: elle avait toujours cru que si ça foirait chez les autres, c’était parce qu’ils ne savaient pas s’y prendre. Mais pas de soucis, l’instinct de survie l’emportera. Et Cora découvrira bientôt sans doute que ce qui compte si on veut tenir le coup, c’est d’avoir toujours chez soi quelques stupéfiants: par exemple du vin rouge (pour en descendre un verre à dents cul-sec à la salle de bain quand on va craquer et qu’on a besoin d’un effet spa) et du Chocmel (au cas où il ne resterait pas assez de nouillettes-brocoli pour faire une portion). 

10 janvier 2006

Péter les plombs

Juan se voyait déjà passer une super soirée: Isabel et lui se siffleraient un chouette Rioja, et ensuite, toute échauffée, Isabel lui ferait des tas de trucs au lit.

En rentrant chez lui, il a trouvé son épouse absorbée dans la contemplation d’un tas de minuscules vêtements. «Tu tries les habits de bébé de Marion?», a demandé Juan, du miel dans la voix. C’est là qu’Isabel a éclaté en sanglots, que Juan a regardé le tas de plus près, reconnu son propre mohair anthracite rétréci à taille nourrisson et lâché: «Merde! Justine!» Justine est leur femme de ménage. Elle brique comme personne, mais lave TOUT à 90 degrés. Or là, Juan et Isabel avaient oublié de planquer leurs cachemires hors de sa vue. «Fais quelque chose!» a hurlé Isabel. Et Juan a compris qu’il allait devoir se montrer créatif s’il voulait sauver son plan sexe.

La semaine suivante, comme d’habitude, Justine s’est acquittée de son énergique récurage. Puis elle est venue dire à Juan: «Y’a un problème avec la machine.» «Comment ça?», a fait Juan, qui est allé voir. Il a appuyé sur les boutons, donné des coups de pied. Rien. Justine est donc repartie sans avoir pu faire de lessive. Et Juan est allé remettre en place le fusible de la buanderie qu’il avait discrètement retiré pendant qu’elle passait l’aspirateur.

Le soir, Isabel lui a demandé: «Alors?» «On a trouvé une solution», a répondu Juan d’un air entendu. «Elle n’a pas pété les plombs?», a fait Isabel. «Oh, à peine», a dit Juan en lui tendant un verre de Rioja. Et en la regardant au fond du décolleté.  

3 janvier 2006

Cubisme en séries

La télé alémanique diffuse en ce moment la quatrième saison de «24». En adorateurs de Jack Bauer, son fabuleux héros insoumis, le chéri et moi sommes aux anges de pouvoir à nouveau clamer tous les lundis «Jack is back!» en sabrant les chips et la binch. 2006 ne pouvait démarrer avec plus de panache! D’autant plus que nous avons cessé d’avoir vaguement honte de notre condition de sérioliques incurables. Pour tout dire, nous sommes même fiers de nous.

Ce retournement, nous le devons à un doc récemment diffusé par Arte. Lequel démontrait avec brio qu’aujourd’hui, à l’heure où le ciné s’englue, l’avant-garde de la fiction audiovisuelle est bel et bien au pays longtemps raillé des séries télé. Et le doc de souligner l’éblouissance révolutionnaire des scénarios, les époustouflantes audaces formelles, la magistrale redéfinition des personnages… Ce soir-là, le chéri et moi avons compris qu’il existait un troublant parallèle entre nous et les brillants esprits qui, en leur temps, avaient compris la peinture cubiste avant tout le monde. Enfin on nous affranchissait de notre humiliant statut de parents largués qui ne sortent plus et se condamnent à la télé! Enfin, on nous rendait hommage!

Il est donc temps que les séries TV figurent dans l’Encyclopaedia Universalis. Et que les historiens se préparent à expliquer aux générations futures que ceux que les moralistes de l’an 2000 fustigeaient comme de navrants abrutis araldités au petit écran étaient en fait des précurseurs incompris qui faisaient acte de génie visionnaire.