27 juin 2009

Un prénom pour la vie

Julie était sous le choc. Il était là, juste quelques tables plus loin, derrière l’épaule de Cora. Toujours craquant, en plus... C'était insoutenable... D’une main tremblante, elle a cherché son verre de rouge.

«Ça va pas?», a demandé Cora en levant les yeux de son steak. Julie a descendu une maxigoulée de pinard avant de réussir à articuler: «C’est ce type, là-bas…» Cora s’est retournée pour voir: «Il est canon! Qui c’est?» «J’ai failli sortir avec lui il y a vingt ans.» «Juste failli?» «Oui.» «Il était pris?» «Non.» «Il était gay?» «Non!» «Il te draguait pas?» «Si, j’étais dingue de lui! Mais ça aurait jamais marché. A cause de ma mère.» «Elle pouvait pas l’encadrer?» «Pire: c’est elle qui a choisi mon prénom», a répondu Julie, la voix lourde de sous-entendus. Cora l'a regardée sans comprendre: «Je vois pas bien le...» Mais Julie lui a coupé la chique en gémissant «Oooh là là!» Motif: le mec sublime venait de se matérialiser près de leur table. Il s'est penché pour embrasser Julie, puis s'est tourné vers Cora: «Enchanté! Moi, c’est Julien!» Julie a cru mourir sur place et Cora est restée bouche bée trois secondes avant de coasser: «Julien?! Ah ben ça alors! Donc toi... et Julie... vous...»

Tandis que Julie la foudroyait du regard, Cora a passé fébrilement en revue les éventuels équivalents masculins du prénom de sa fille. Elle triomphait déjà («Tessa, c'est 100% nana! Je suis une bonne mère! J'ai pas foiré sa future vie amoureuse!»), quand Julien leur a annoncé: «Je viens de devenir papa! Une petite Victoria!» Effarée, Cora a compris que c'était maintenant ou jamais! «Et puis quoi encore!, a-t-elle rugi. Tu vas me changer ce prénom et que ça saute! Sinon qu'est-ce qu'on fera dans vingt ans quand mon Victor s'amourachera de ta fille, hein?»

13 juin 2009

Tout est sous contrôle

S’il est une caractéristique de notre époque que Chantal trouve haïssable, c’est notre «obsession du contrôle aliénante et bassement motivée par la radinerie», qui nous pousse à tout vouloir faire nous-mêmes. A ne plus faire confiance, à ne rien déléguer. Résultat, affirme Chantal: des corps de métiers disparaissent, notre tissu social déjà pourri périclite, etc.

A cette dérive, Chantal oppose volontiers l'époque («pas si lointaine!») où le laitier livrait à domicile tous les matins, où les dames au guichet de la poste avaient la haute-main sur vos virements et où seules les agences de voyage pouvaient émettre des billets d’avion. Or que reste-t-il de cet ordre civilisationnel de juste répartition des tâches où chacun savait où était sa place? «Rien! Juste l’anonymat du guichet virtuel et des kyrielles de chômeurs!», dénonce Chantal lorsqu’elle se jette dans la sociologie racourcie.

Le dernier emblème en date de ce cataclysme, à ses yeux, c’est la tondeuse à tifs dont Patrick a fait l’acquisision pour égaliser le pourtour de sa calvitie et «cesser de dépenser des fortunes chez cette arnaqueuse de coiffeuse». Histoire de bien signaler sa réprobation et son profond respect du savoir-faire, Chantal a aussitôt pris rendez-vous chez ladite coiffeuse. Qui le jour venu, lui a demandé si ça la dérangeait que ce soit l’apprentie qui lui coupe les pointes. «J'en serais ravie!», s’est écriée Chantal - aux anges à l'idée de soutenir à la fois les métiers menacés et la relève! L’apprentie s’est donc déchaînée dans sa chevelure, donnant libre cours à des inclinations... asymétriques.

Alors qu’elle rasait les murs sur le chemin du retour, Chantal s’est jurée de solliciter les services de Patrick, la prochaine fois. Lui au moins, elle pourrait l’engueuler. Gratuitement.