20 février 2010

La barbe molle et le schuss

Chaque année, Juan déteste l’hiver un peu plus. Parce que cette saison lui rappelle avec une cruautée consommée que la vie s’écoule toujours plus vite autour de lui. Que sa démarche sur le verglas s’apparente toujours davantage à celle d’un pépé. Qu’il devient vieux. Inexorablement. Et ça, c’est horrible.

Juan en a eu avant-hier la preuve définitive, lorsqu’il a croisé le regard empli de commisération que Marion a dardé sur lui à travers ses lunettes alpines, alors qu’il fonçait dans le schuss aussi vite que Lindsey Vonn (merde, lui aussi, il porte des lattes de mec!): pour sa fille, il avait basculé du côté des débris pathétiques, elle lui préférerait à tout jamais les clones de Shaun White qui hantent les half-pipe, barbe molle sous le casque et froc à ras-le-cul.

Pour se remonter le moral, Juan a donc proposé hier à Tonio, le cousin catalan d’Isabel qui passe les vacances avec eux, «un ski-day entre hommes». Comme Tonio skie vachement mal, à côté de lui, Juan se sent spectaculaire et viril comme Bode Miller. De plus, Tonio a inventé l’excellente tradition du vin chaud de la presque dernière descente à 13h20 – ce qui laisse le temps d’en écluser encore une dizaine avant la vraie dernière de 16h15. Rien de tel pour se refaire une santé.

Ils en étaient au cinquième quand Tonio lui a montré en pleurant de rire les photos qu’il avait téléchargées l’an dernier sur son téléphone et qui montraient un mec suspendu au télésiège la tête en bas par ses skis, déculotté jusqu’aux mollets, ses fesses (poilues? c’était dur à dire avec cette résolution…) à l’air. Apparemment, lui a raconté Tonio, c’était arrivé dans le Colorado. Le gars avait voulu prendre le télésiège, mais il manquait la banquette, si bien qu’il avait basculé dans le trou tandis que le télésiège l’emportait, la tête en bas, tenu rien que par ses skis. Les fixations avaient tenu bon, mais son pantalon et son slibard étaient restés coincés en haut, d'où la derche-exhibition. «T’imagines?, a fait Tonio en commandant le sixième vin chaud. La zique à l’air par moins sept pendant douze minutes?» Juan en a frissonné d’épouvante.

Est-ce que c’était la faute du vin? Du pouvoir subliminal de l’image? C’était dur à dire avec cette gueule de bois. Mais ce matin, dans la file d’attente, Juan s’est senti paralysé, incapable de monter sur le télésiège. La mort dans l’âme, il a fait demi-tour. Regardé Marion s’éloigner avec Shaun White. Et il aurait sombré à tout jamais s'il n'avait pas distinctement entendu Lindsey et Bode lui murmurer à l’oreille: «T’inquiète, on lui fera bouffer sa barbe molle dans le schuss.»