22 mai 2010

Terrains glissants

Il y a trois semaines: Sam reçoit un SMS de Muriel et forcément, parce que c’est Muriel, Sam a les genoux qui flanchent. Alors quand Muriel lui propose qu’ils se voient dans le parc «un de ces quatre», Sam smse aussitôt «OK! Mercredi en 8?» et annonce à Cora le soir même que mercredi dans une semaine, on lui a collé un colloque «chiant comme la pluie qui va sûrement durer jusque super tard dans la soirée».

Le jour J: Sam doit d’abord encaisser le choc en l’apercevant: c’est qu’en quinze ans, Muriel a pris dix kilos et un sacré coup de vieux. Elle l’attend sur le banc, un gobelet de café à la main. N’empêche, Sam se sent comme avant: éperdu, fringant, enflammé. Il doit faire des efforts surhumains pour ne pas lui sauter dessus. Sam et Muriel font quelques pas. Sam laisse avec délice Muriel lui prendre tendrement le bras et il l’imagine nue tandis qu’elle lui parle de sa mère «qui vieillit et qui emmerde le monde». Sam est transi et le trouble le fait défaillir, tandis que Muriel se serre plus fort contre lui en enchaînant sur son fils ado «qui fait tout le temps la gueule». Sam n’y tient plus. Il s’arrête, prend doucement Muriel par les épaules. Elle le regarde d’un air interrogateur, son gobelet toujours à la main. Sam veut lui rouler un patin passionné. Muriel se dégage et lui balance une baffe. Outré, Sam lui arrache son gobelet et le balance rageusement au loin sur le sentier avant de tourner les talons.

Le lendemain du jour J: Cora fait son jogging dans le parc. Le beau joggeur pour lequel elle vient secrètement courir tous les matins arrive en face: altier, fringant, irrésistible. Cora rentre le ventre, enfile son sourire le plus aguicheur et ne voit pas le couvercle du gobelet de café par terre. Cora glisse dessus. Cora se casse la gueule et se foule la cheville. Le joggeur se hâte de lui porter secours.

Depuis: Sam a la machette de la culpabilité qui lui taillade l’âme chaque fois qu’il voit Cora boitiller. Cora bénit chaque jour qui passe le couvercle que le destin a mis sous ses baskets. Elle sait désormais que le sémillant joggeur s’appelle Jorge. Et elle a son numéro.

8 mai 2010

Topo printanier

Depuis des jours, le printemps morfle. Vraiment. L’hostilité est devenue carrément palpable: C’est quand que ça va enfin s’arrêter, ce temps pourave? On aimerait bien quitter nos impers! Et enfin pouvoir se mettre en t-shirt! Et enfin pouvoir faire des grillades! C’est le printemps le plus dégueu que j’aie jamais vu!

Que d’ingratitude, se dit le printemps en glissant mélancoliquement dans la fraîcheur de la bruine. D’abord ils geignent: Avril était beaucoup trop sec! Et pis la nappe phréatique! Et pis les grenouilles! Et pis y a plus d’saison! Alors je leur envoie la flotte et voilà qu’ils geignent de plus belle. Mais le printemps n’est pas rancunier pour une primevère. Il a fait sienne la philosophie abnégative de son ami Jésus («Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font…»). Et puis, après tout, peut-être bien que l’humanité est vraiment prête pour un changement de météo, avec toutes les conséquences que ça implique. Allons faire le point!

Le printemps prend son élan et entre chez Anke. Anke se tient face à la glace, elle tente en vain de fermer son jeans et crie à Paolo qui est dans la salle de bain: «Je te hais! Comment tu as pu me laisser devenir comme ça sans rien dire? J’ai l’air d’une baleine blanche! Pire que Cora après la naissance de Victor!». Le printemps claque des doigts et fait jaillir Paolo de la salle de bain. Paolo plaque ses mains sur les hanches d’Anke et fait voluptueusement «Mmmh…» avant de lui souffler: «On s’en fout de ton jeans, il fait moche, on retourne au lit et on y reste tout le week-end…»

Le printemps ferme pudiquement les yeux et rejoint Chantal et Patrick dans le bus. «J’ai honte, confie Chantal à Patrick. Mais l’idée de devoir les encourager le long du parcours de cross sous cette pluie battante, c’est au-dessus de mes forces.» «Ah non, dit Patrick en fronçant sévèrement les sourcils. Tu peux pas leur faire ça! Ils se réjouissent tellement de jouer les héros dans la boue! Et puis c’est toi qui leur as seriné les bienfaits du grand air, par tous les temps!» «T’as raison, gémit Chantal, mais là, j’ai juste envie de cocooner en mangeant des chips.» «Bio, au moins?», tonne Patrick. «Bien sûr! Mais je me sens coupable et…» «Je crois que j’ai une idée», dit Patrick. Et le printemps entend distinctement sa prière muette («Pourvu qu'il continue de faire moche!»)

Alors le printemps quitte le bus et relance la minuterie flotte pour la fin de la journée, avant de débarquer une heure plus tard dans la chambre des jumeaux. Patrick est avec eux. «Et alors, qu’est-ce que tu lui as dit?», demande Louis, les yeux enfiévrés. «Qu’elle pouvait vous acheter des Nintendo DS pour que vous soyiez pas trop tristes», répond Patrick. «Et?» glapit Hugo, n’y tenant plus. «Elle a dit non. C’était pas négociable.» «J’en étais sûr», lâche Hugo, écoeuré. «Alors, enchaîne Patrick, je lui ai dit qu’elle pouvait vous acheter l’album Panini et la maxi-boîte de vignettes…» «Et?» glapit Louis, n’y tenant plus. «Tataaaa!», clame Patrick en tirant les deux trésors de son sac. Les jumeaux hurlent de joie. «Et ce qu’il y a de bien, leur glisse Patrick à voix basse, c’est que comme il va flotter tout le dimanche, vous avez les droit d’ouvrir quinze packsons chacun. J’ai dit à Maman que c’était le minimum pour vous occuper tout l’après-midi.»

Le printemps sourit. Et essore à fond deux méganuages pour se féliciter.